Dernière modification par jolasjm le 21/02/2021.
Bonjour Jules
Vaste question qui risque de demander plus qu'un simple fil de discussion.
Quelques généralités :
Dans le cas du Galgen comme de tous les autres ouvrages du Nord-Est, on est dans le monde des entreprises civiles (moins vrai dans les Alpes où une partie des ouvrages CORF ont été construit, en tous cas le gros oeuvre souterrain, par la MOM).
La qualité du travail visible sur les maçonneries visibles ici ou là est donc directement liée à "l'art" du maitre maçon et plus généralement à la qualité du travail de l'entreprise de travaux publics, mitigé par le degré de compétence et de rigueur du chef de chantier militaire.
Tu as raison, comme on est dans le monde des entreprises civiles, ce sont les termes du marché passé entre l'armée et l'entreprise qui prévalent et c'est exactement là qu'il faut creuser pour trouver des réponses sur les écarts constatés dans la qualité du travail de telle ou telle entreprise.
Petite digression sur le mode de passage de marchés et les conséquences :
L'armée délivre au moment du lancement de l'adjudication un cahier des charges contenant des documents généraux de cadrage de contrat et des spécifications techniques (dont la notice du 23 Juillet 1929 que tu as évoqué). Sur les chantiers de type "gros oeuvre", on fonctionne sur le système de la "série de prix" par lequel l'armée spécifie un prix standard qu'elle est prête à payer pour un poste de travail (par exemple "pose de 1 m3 de maçonnerie de galerie en souterrain") et les entrepreneurs répondent en proposant un tarif avec moins-value ou plus-value par rapport à la série de prix imposée par l'Armée. Ensuite le paiement régulier est fait à la tâche : l'entrepreneur et le chef de chantier du Génie tiennent en commun un "registre d'attachement" de chantier contenant toutes les actions et tâches réalisées au fil de l'eau. L'armée calcule ce qu'elle doit en prenant par exemple les m3 de maçonnerie posés dans le mois, et en multipliant par le prix correspondant de la série de prix, ajusté par la plus ou moins value.
Si l'entreprise "X" a eu le marché de construction au prix d'un fort rabais pour avoir le job contre la concurrence, elle sera moins tentée du faire du super travail pour éviter de perdre de l'argent à chaque m3 de maçonnerie posé...
Ces documents de cahier des charges de marché demeurent cependant très généraux et n'imposent en aucune manière un mode de réalisation des tâches, qui relève de la responsabilité seule de l'entrepreneur. Ils n'ont donc qu'une valeur largement indicative et le jeu ensuite est dans la négo au quotidien entre le chef de chantier du génie et le chef d'équipe de l'entrepreneur. L'entrepreneur peut faire comme il veut tant que ce qu'il fait est conforme aux règles générales du marché, qui sont à l'appréciation du chef de chantier... Quand il n'est pas content, il écrit un "ordre à l'entrepreneur" qui est une injonction formelle mise au dossier et qui servira en cas de litige. Si il y a eu une plus-value sur la série de prix, ou que celle-ci a été calculée large, ou que l'entrepreneur a des processus de travail qui mettent ses couts trés inférieurs au prix qu'il recevra pour son m3 de maçonnerie, alors il aura plus facilement tendance à accepter une demande de la part de l'armée allant dans le sens de la sur-qualité. Si au contraire il est juste, ou qu'il a bu le bouillon sur d'autres postes de travail, alors la négo sera raide, compliquée, permanente et se finira parfois en conflit commercial devant les tribunaux. J'ai quelques beaux exemples de cela sur les chantiers de Alpes...
Mais dans le fond le système est vertueux dans la mesure où il pousse les entreprises à faire au mieux et au plus efficace de manière à ce qu'elles maximisent leurs marges. Par ailleurs l'armée avait un net intérêt à avoir de bonnes relations avec les entreprises car celles-ci pouvaient être d'une aide considérable quand on tombait sur un problème "métier" dépassant les compétences de l'armée. Un autre bel exemple de cela est le cas de l'ouvrage de Gordolon : le chantier se déroulait dans une géologie tellement catastrophique et tellement gorgée d'infiltrations d'eau, que le Génie local n'a pas eu d'autre solution que de demander à l'entreprise Borie, en charge des travaux, de proposer des solutions. Ce qu'elle a fait d'ailleurs car avait eu à affronter une situation similaire lors du percement d'un tunnel ferroviaire dans les mêmes conditions. L'armée a accepté la solution - hors de prix mais incontournable - proposée par Borie sans même sourciller parce qu'ils n'avaient tout simplement pas le choix : ils étaient à deux doigts d'abandonner le chantier purement et simplement.
Deuxième petite digression rendu à ce point :
Le commentaire que tu fais sur la prise en compte de la géologie est un point absolument fondamental. La qualité ou les exigences en matière de construction sont directement liées au terrain dans lequel on creuse.
Et le fait est que ce point a été souvent et largement sous-estimé dans les chantiers CORF (les études géologiques attachées aux projets techniques d'ouvrages sont la plupart du temps d'une qualité risible, faite par un expert académique dont on peut se demander si il est même sorti de son bureau...). Dans les Alpes c'en est même devenu caricatural avec les chantiers CORF sous-traités à la MOM, qui n'avait quasiment aucune compétence dans le domaine.
En terrain pourri, la bonne pratique en effet est de maçonner le plus près possible du front de déroctage. Mais là encore l'application de cette pratique était laissée à l'appréciation de l'expérience de l'entrepreneur et du chef de chantier. Certains chantier du Nord-est, pour lesquels on a des traces formelles d'avancement de travail, montrent à l'évidence que ceci n'était pas respecté la plupart du temps, tout le monde considérant que la situation ne le justifiait pas... jusqu'au pépin type accident, effondrement de galerie, rupture d'étayage... Les cas les plus ennuyeux étaient là aussi dans les Alpes, du fait de la fermeture durant 8 mois de certains chantiers d'altitude pour lesquel le travail commençait l'année suivante à réparer les dégâts naturels advenus pendant l'hiver.
Les galeries étaient en principe laissées brutes de maçonnerie sans crépissage, sauf en cas d'infiltration. Les zones atteintes étaient alors systématiquement crépies pour étanchéifier. C'est pour cela qu'on va trouver des ouvrages où l'appareil de maçonnerie est visible dans les galeries et d'autres où il est masqué par un crépis d'assainissement, peint ensuite. La qualité de la maçonnerie joue bien sûr sur la qualité de l'étanchéité aux infiltrations, tout comme à celle du rocaillage (blocage) entre fouille et maçonnerie, et à l'existence et l'entretien d'un système de drainage d'infiltration de l'autre côté du piédroit maçonné. La bonne pratique consistait en effet à équiper l'arrière du mur (côté rocaillé vers le roc brut) d'un système de drainage et d'évacuation d'eau vers la cunette côté galerie. Là encore, ce principe n'a pas toujours été appliqué selon les résultats de l'évaluation commune faite par l'entrepreneur et le chef de chantier militaire. Ce point faisant alors l'objet d'une émission d'un "ordres de chantier".
Comme le dit Pascal, les locaux techniques ou d'habitation étaient en principe systématiquement enduits et peints. La raison en était - comme expliqué - pour des questions d'éclairement et de luminosité. Mais aussi pour les raisons d'étanchéité évoqués + haut (avoir de l'eau qui suinte des murs dans la sous-station n'est pas super top !), et aussi de préservation du moral des occupants. C'était déjà assez difficile de vivre sous terre, mais si en plus les locaux étaient sombres et lugubres, cela ne pouvait pas aller. Les premiers exercices d'occupation en 1934-35 avaient montré à l'évidence l'importance de cet aspect "moral". J'ai quelque part une note d'inspection (ou de visite) de responsables et de parlementaires qui mettaient en avant ces aspects.
La qualité du travail effectué par l'entrepreneur et le respect par lui des règles générales du cahier des charges était garantie par le chef de chantier du Génie. Le pauvre ne pouvait bien sur pas avoir l'œil partout sur des chantiers importants, et donc le risque de malfaçons (involontaires ou pas) était important. Quand c'était découvert, cela faisait l'objet d'une inspection contradictoire, d'une rectification et de pénalités dans le pire des cas. Là encore les dossiers de chantier, ou des services de contrôle (comme l'ITTF, qui inspectait annuellement une sélection de chantiers) contiennent des litiges en paquet, avec parfois des choses assez amusantes...
Les inspections annuelles ITTF soulevaient des opportunités d'améliorations générales, qui faisaient ensuite l'objet de notes techniques de synthèses à l'usage des chantiers. Ces notes ont été particulièrement pertinentes pour les chantiers souterrains réalisés par la MOM, qui n'avait qu'une fraction des compétences d'un entrepreneur civil.
Il y a eu de nombreuses erreurs d'alignement et de convergence de tailles, ce qui est quasi inévitable avec les moyens de l'époque, surtout sachant que les chantiers de creusement partaient de plusieurs endroits différents et devaient arriver au même point. Une des plus marquante est la baïonnette de la galerie du Hochwald Ouest. Les fronts de percement de la galerie principale en provenance du 1/2 ouvrage et des entrées se sont ratés d'un bon 20 mètres, nécessitant la création d'un zigzag pour se raccorder ! Il y a de nombreux autres exemples de ce type, qui souvent passent pratiquement inaperçus car repris au niveau des maçonneries et du vide entre celles-ci et la fouille, qui du coup nécessitera parfois un remplissage de cailloux de blocage importants.
Bref...
Alors pourquoi un résultat aussi magnifique au Galgen ? L'entreprise en charge devait avoir un maitre maçon de haut vol, qui s'entendait particulièrement bien avec son chef de chantier, et avec une adjudication ne mettant pas trop la pression sur les prix de revient... Verdun Fortification, en charge de cette tranche, n'avait qu'un seul autre ouvrage avec locaux maçonnés à faire : Kobenbusch. C'est difficile de nos jours, mais il aurait été intéressant de confirmer si le Koben a bénéficié de la même qualité de confection de ses maçonneries.
Les autres ouvrages ne sont pas comparables : pas les mêmes entreprises, et pas le même personnel du génie pour les surveiller. Pas surprenant donc qu'on obtienne des résultats visuellement différents : l'alchimie là n'était forcément pas la même.
Amicalement
Jean-Michel
PS : ci-dessous, extrait d'un cahier des charges spéciales de construction d'ouvrage ou de groupe d'ouvrages. Cela montre bien la relative liberté de l'entrepreneur...